Dans le pays que décrit la commission Kerner, les Afro-Américains se sont heurtés à une discrimination systématique, ont été défavorisés sur le plan de l’éducation, du logement, et ont manqué d’accès aux opportunités économiques. Pour eux, il n’y avait pas de rêve américain. La cause profonde résidait dans « l’attitude et le comportement racial des Américains blancs à l’égard des Américains noirs. Les préjugés raciaux ont façonné notre histoire de manière déterminante ; ils menacent désormais d’affecter notre avenir. »
J’ai fait partie d’un groupe réuni par la Fondation Eisenhower pour évaluer les progrès accomplis au cours du demi-siècle consécutif aux émeutes. Triste constat, la célèbre formule du rapport de la commission Kerner – « Notre nation s’oriente vers deux sociétés, l’une noire, l’autre blanche ; distinctes et inégales » – est encore d’actualité.
L’ouvrage récemment publié sur la base de nos travaux par Fred Harris et Alan Curtis, intitulé Healing Our Divided Society: Investing in America Fifty Years After the Kerner Report, offre une lecture peu réjouissante. Comme je l’écris dans mon chapitre, « Certaines des situations problématiques identifiées dans le rapport Kerner se sont améliorées (participation des Noirs américains à la politique et au pouvoir, symbolisée par l’élection d’un président noir), certaines n’ont pas changé (inégalité face à l’éducation et au chômage), et d’autres se sont aggravées (inégalités de richesse et de revenus). » D’autres chapitres abordent l’un des aspects les plus troublants de l’inégalité raciale aux États-Unis : l’inégalité d’accès à la justice, accentuée par un système d’incarcération de masse qui cible largement les Afro-Américains.
Le mouvement des droits civiques observé il y a un demi-siècle a incontestablement créé un changement. Plusieurs formes de discrimination ouverte sont devenues illégales. Les normes sociétales ont également évolué. Pour autant, le racisme profond et institutionnel demeure difficile à éradiquer. Plus dramatique encore, le président Donald Trump exploite ce racisme, et alimente les flammes de l’intolérance.
Le principal message du nouveau rapport reflète la conception remarquable du défenseur des droits civiques Martin Luther King, Jr. : l’objectif de justice économique pour les Afro-Américains ne peut être dissocié de la possibilité d’opportunités économiques pour tous les Américains. King appela en août 1963 à une grande marche sur Washington pour l’emploi et la liberté, à laquelle j’ai moi-même participé, assistant à l’inoubliable discours « I Have a Dream ». Aujourd’hui, cette fracture économique est encore plus large aux États-Unis, avec des effets dévastateurs pour ceux qui ne bénéficient pas de l’université, soit près de trois quarts des Afro-Américains.
Au-delà de ces aspects, la discrimination est omniprésente, bien souvent dissimulée. Le secteur financiers américain a ciblé et exploité les Afro-Américains, notamment dans les années ayant précédé la crise financière, en leur vendant des produits instables, associés à des frais importants et susceptibles d’exploser, ce qui a été le cas. Plusieurs milliers d’entre eux ont perdu leur maison, les écarts de richesse déjà significatifs finissant par se creuser davantage. Une grande banque en particulier, Wells Fargo, a été condamnée à de lourdes amendes pour avoir facturé des taux d’intérêt supérieurs aux emprunteurs afro-américains et latinos ; mais personne n’a véritablement dû répondre des nombreux autres abus. Près d’un demi-siècle après l’adoption des lois anti-discrimination, le racisme, la cupidité et la puissance du marché œuvrent encore de concert pour désavantager les Afro-Américains.
Plusieurs motifs d’optimisme existent néanmoins. Pour commencer, notre compréhension des discriminations est beaucoup plus affûtée. À l’époque évoquée, l’économiste et prix Nobel Gary Becker pouvait encore écrire que dans un marché concurrentiel, la discrimination était impossible, et que le marché tirerait vers le haut le salaire des travailleurs sous-payés. Aujourd’hui, nous savons que le marché abonde d’imperfections – notamment en termes d’informations et de concurrence – qui créent bien des opportunités de discrimination et d’exploitation.
Nous avons également compris que les États-Unis payaient cher cette l’inégalité, notamment le lourd tribut de ses inégalités raciales. Une société marquée par tant de divisions ne peut servir de modèle au reste du monde, et son économie ne saurait prospérer. La véritable force des États-Unis réside moins dans sa puissance militaire que dans son soft power, qui est non seulement gravement mis à mal par Trump, mais également par une discrimination raciale persistante. Si cette question n’est pas résolue, tous les Américains seront perdants.
L’évolution la plus prometteuse réside dans l’actuelle vague militante, notamment chez des jeunes conscients qu’il est grand temps pour l’Amérique de se montrer à la hauteur de ses idéaux, si noblement exprimés dans sa Déclaration d’indépendance : « All men are created equal ». Un siècle et demi après l’abolition de l’esclavage, l’héritage de ce système persiste. Bien qu’un siècle ait été nécessaire à l’adoption d’une législation garantissant l’égalité des droits, les tribunaux et responsables politiques d’appartenance républicaine renient bien souvent aujourd’hui cet engagement.
Comme je l’explique en conclusion de mon chapitre, « Si autre monde est possible, 50 ans de lutte nous prouvent combien il est difficile de l’instaurer. » Les prochaines avancées nécessiteront de la détermination, soutenue par la foi exprimée dans cette formule religieuse éternelle qui devint l’hymne du mouvement des droits civiques : « Nous triompherons. »
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz est lauréat du prix Nobel 2001 de sciences économiques. Son ouvrage le plus récent s’intitule Globalization and its Discontents Revisited: Anti-Globalization in the Era of Trump .
© Project Syndicate 1995–201
J’ai fait partie d’un groupe réuni par la Fondation Eisenhower pour évaluer les progrès accomplis au cours du demi-siècle consécutif aux émeutes. Triste constat, la célèbre formule du rapport de la commission Kerner – « Notre nation s’oriente vers deux sociétés, l’une noire, l’autre blanche ; distinctes et inégales » – est encore d’actualité.
L’ouvrage récemment publié sur la base de nos travaux par Fred Harris et Alan Curtis, intitulé Healing Our Divided Society: Investing in America Fifty Years After the Kerner Report, offre une lecture peu réjouissante. Comme je l’écris dans mon chapitre, « Certaines des situations problématiques identifiées dans le rapport Kerner se sont améliorées (participation des Noirs américains à la politique et au pouvoir, symbolisée par l’élection d’un président noir), certaines n’ont pas changé (inégalité face à l’éducation et au chômage), et d’autres se sont aggravées (inégalités de richesse et de revenus). » D’autres chapitres abordent l’un des aspects les plus troublants de l’inégalité raciale aux États-Unis : l’inégalité d’accès à la justice, accentuée par un système d’incarcération de masse qui cible largement les Afro-Américains.
Le mouvement des droits civiques observé il y a un demi-siècle a incontestablement créé un changement. Plusieurs formes de discrimination ouverte sont devenues illégales. Les normes sociétales ont également évolué. Pour autant, le racisme profond et institutionnel demeure difficile à éradiquer. Plus dramatique encore, le président Donald Trump exploite ce racisme, et alimente les flammes de l’intolérance.
Le principal message du nouveau rapport reflète la conception remarquable du défenseur des droits civiques Martin Luther King, Jr. : l’objectif de justice économique pour les Afro-Américains ne peut être dissocié de la possibilité d’opportunités économiques pour tous les Américains. King appela en août 1963 à une grande marche sur Washington pour l’emploi et la liberté, à laquelle j’ai moi-même participé, assistant à l’inoubliable discours « I Have a Dream ». Aujourd’hui, cette fracture économique est encore plus large aux États-Unis, avec des effets dévastateurs pour ceux qui ne bénéficient pas de l’université, soit près de trois quarts des Afro-Américains.
Au-delà de ces aspects, la discrimination est omniprésente, bien souvent dissimulée. Le secteur financiers américain a ciblé et exploité les Afro-Américains, notamment dans les années ayant précédé la crise financière, en leur vendant des produits instables, associés à des frais importants et susceptibles d’exploser, ce qui a été le cas. Plusieurs milliers d’entre eux ont perdu leur maison, les écarts de richesse déjà significatifs finissant par se creuser davantage. Une grande banque en particulier, Wells Fargo, a été condamnée à de lourdes amendes pour avoir facturé des taux d’intérêt supérieurs aux emprunteurs afro-américains et latinos ; mais personne n’a véritablement dû répondre des nombreux autres abus. Près d’un demi-siècle après l’adoption des lois anti-discrimination, le racisme, la cupidité et la puissance du marché œuvrent encore de concert pour désavantager les Afro-Américains.
Plusieurs motifs d’optimisme existent néanmoins. Pour commencer, notre compréhension des discriminations est beaucoup plus affûtée. À l’époque évoquée, l’économiste et prix Nobel Gary Becker pouvait encore écrire que dans un marché concurrentiel, la discrimination était impossible, et que le marché tirerait vers le haut le salaire des travailleurs sous-payés. Aujourd’hui, nous savons que le marché abonde d’imperfections – notamment en termes d’informations et de concurrence – qui créent bien des opportunités de discrimination et d’exploitation.
Nous avons également compris que les États-Unis payaient cher cette l’inégalité, notamment le lourd tribut de ses inégalités raciales. Une société marquée par tant de divisions ne peut servir de modèle au reste du monde, et son économie ne saurait prospérer. La véritable force des États-Unis réside moins dans sa puissance militaire que dans son soft power, qui est non seulement gravement mis à mal par Trump, mais également par une discrimination raciale persistante. Si cette question n’est pas résolue, tous les Américains seront perdants.
L’évolution la plus prometteuse réside dans l’actuelle vague militante, notamment chez des jeunes conscients qu’il est grand temps pour l’Amérique de se montrer à la hauteur de ses idéaux, si noblement exprimés dans sa Déclaration d’indépendance : « All men are created equal ». Un siècle et demi après l’abolition de l’esclavage, l’héritage de ce système persiste. Bien qu’un siècle ait été nécessaire à l’adoption d’une législation garantissant l’égalité des droits, les tribunaux et responsables politiques d’appartenance républicaine renient bien souvent aujourd’hui cet engagement.
Comme je l’explique en conclusion de mon chapitre, « Si autre monde est possible, 50 ans de lutte nous prouvent combien il est difficile de l’instaurer. » Les prochaines avancées nécessiteront de la détermination, soutenue par la foi exprimée dans cette formule religieuse éternelle qui devint l’hymne du mouvement des droits civiques : « Nous triompherons. »
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz est lauréat du prix Nobel 2001 de sciences économiques. Son ouvrage le plus récent s’intitule Globalization and its Discontents Revisited: Anti-Globalization in the Era of Trump .
© Project Syndicate 1995–201