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#MeToo doit aussi concerner les médias

Lundi 19 Novembre 2018

Les jeunes femmes ont beau dominer en nombre les rangs des écoles de journalisme, les médias du monde entier restent aujourd’hui conduits par les hommes, qui occupent la majorité des postes de direction, qui couvrent davantage de reportages, et qui sont plus fréquemment présentés comme des voix expertes. Ce déséquilibre se retrouve dans les contenus que proposent les salles de rédaction, avec pour résultat moins de secondes de diffusion et moins d’écrits consacrés à la vie des femmes. On l’observe également dans la culture du secteur des médias, où les femmes sont plus vulnérables face au harcèlement sexuel et aux différentes formes de violence.


Compte tenu de l’importance du lien relationnel dans les médias, sans parler du besoin de connexion humaine qu’éprouvent les journalistes déployés dans des environnements difficiles pour couvrir des événements extrêmes ou déchirants, des attaches intimes peuvent aisément se créer parmi les collègues et associés. Un problème survient lorsque ces relations tournent mal ou, pire encore, lorsqu’elles sont non consensuelles ou fondées sur la domination, par exemple lorsqu’un supérieur aspire à une relation sexuelle avec une subordonnée.
Bien entendu, selon les pays concernés, des différences significatives peuvent exister autour de ce qui est considéré comme un comportement inapproprié ou comme de la prédation. Pour autant, dans l’ensemble, près de la moitié des journalistes femmes rapportent avoir subi le harcèlement sexuel dans leur milieu professionnel, d’après une étude  rendue en 2014 par l’International News Safety Institute (INSI) et l’International Women’s Media Foundation (IWMF). Deux tiers confient avoir fait l’objet « d’intimidations, de menaces ou de formes de violence », principalement de la part de leurs patrons, supérieurs ou collègues.
Pour les auteurs, l’impunité demeure la norme. Près de trois cinquièmes des répondantes à l’étude INSI/IWMF ayant souffert de harcèlement expliquent avoir informé leurs employeurs de l’incident. Or, dans la plupart des cas, ce sont les femmes victimes d’abus qui en ont subi les conséquences : réputation et perspectives de carrière entachées, sans parler de l’impact sur leur bien-être psychologique et émotionnel.
Ainsi, pendant que des hommes aux antécédents prédateurs continuent d’occuper leur poste de direction dans l’industrie mondiale des médias, des journalistes femmes sont bousculées jusqu’au point d’envisager de quitter le milieu. Dans un récent sondage  publié par l’INSI et TrollBusters, un tiers des répondantes affirment avoir songé à abandonner le journalisme, les employées en début de carrière ayant deux fois plus tendance à envisager de travailler dans un autre domaine en raison de menaces ou d’agressions subies, que ce soit en personne ou sur Internet.
Malgré les obstacles qu’elles rencontrent, les femmes semblent de plus en plus nombreuses à gravir les échelons du secteur international des médias, même si cette progression est relativement lente. Dans les salles de rédaction numériques, qui bien souvent souffrent moins des inégalités inhérentes aux médias traditionnels, le nombre de femmes occupant des postes de direction semble augmenter rapidement. Pour autant, la culture de « fraternité masculine » présente dans certaines salles de rédactions nouvellement apparues comporte son propre risque de harcèlement sexuel pour les femmes. Dans le même temps, aux États-Unis, plusieurs journalistes masculins de renom ont perdu leur poste l’an dernier après des accusations de comportements déplacés à l’égard de leurs collègues féminines – dans le cadre du plus large mouvement #MeToo.
De manière générale, les salles de rédaction manquent encore cependant à prendre au sérieux les menaces que rencontrent les journalistes femmes dans le cadre de leur profession, que ce soit sur leur lieu de travail ou sur le terrain. En effet, si les rédactions conduisent effectivement une évaluation des risques ainsi que des discussions liées au déploiement des journalistes sur le terrain – où les femmes peuvent être particulièrement vulnérables aux avances malvenues de leurs collègues ou contacts masculins, ainsi que de la part d’étrangers – les rédactions prennent rarement en compte, du moins pas de manière suffisamment distincte, les menaces auxquelles sont spécifiquement exposées les femmes.
Possible explication partielle, dans le cas des grandes organisations de médias, ces évaluations sont souvent effectuées en consultation avec des conseillers en sécurité – généralement d’anciens militaires hommes, qui ne réalisent peut-être pas pleinement les risques particuliers auxquels les femmes sont exposées. Ces conseillers en sécurité se révèlent parfois même être les auteurs de harcèlement sexuel. À titre d’anecdote, je connais moi-même plusieurs journalistes qui ont été sexuellement harcelées par des conseillers en sécurité. Selon le lieu de survenance de tels actes, ces comportements peuvent avoir des conséquences importantes précisément en termes de sécurité.
Comme si cette pression ne suffisait pas, les correspondantes à l’étranger qui subissent des agressions sur le terrain se retrouvent bien souvent au cœur de débats autour de la question de savoir si les femmes devraient tout simplement être déployées sur certains sujets. Jamais les correspondants hommes ne font l’objet de telles discussions.
Cette myopie machiste renforce un déséquilibre dommageable dans les points de vue qui façonnent les médias. Elle est également synonyme de coût économique important. Comme l’énonce  la Harvard Business Review, lorsque le harcèlement sexuel perdure, ou lorsqu’il est étouffé, « nous en payons tous le prix ». En empêchant les femmes de progresser dans le milieu, ou en les conduisant à changer de métier, le harcèlement réduit leur potentiel de revenus, et prive la société d’une pleine exploitation de ses talents.
Le fait est que les journalistes de différents sexes, origines et parcours appréhendent différemment les environnements qu’ils découvrent, à la fois en termes de risques potentiels et de récompense à en tirer. Toute évaluation relative à un sujet d’actualité doit prendre en compte cette nuance, et les directeurs choisir la meilleure ou le meilleur journaliste pour un sujet donné – tout en apportant l’assistance nécessaire à la sécurité de tous les journalistes.
Pour transformer cette culture organisationnelle qui laisse les femmes en proie au harcèlement et à d’autres formes de violence – une obligation morale, mais également un impératif légal et économique – les directeurs des salles de rédaction doivent œuvrer depuis le sommet. Le changement ne s’opérera pas en un jour, et ne saurait être produit par un seul acteur. Les décideurs doivent écouter les femmes qui composent leurs rangs, et accueillir des points de vue divers afin de contribuer à un changement effectif.
Il ne s’agit pas de dresser les jeunes contre les plus anciens, ou les femmes contre les hommes. Il s’agit d’en finir avec l’échec du secteur des médias dans la protection de ses membres les plus vulnérables. Nous payons tous un tribut lorsque cet échec empêche les journalistes femmes d’atteindre leur plein potentiel.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Hannah Storm est directrice de l’International News Safety Institute.
© Project Syndicate 1995–2018
 


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