Je suis particulièrement heureux que deux anciens directeurs généraux du FMI, MM. Jacques de Larosière et Michel Camdessus, soient parmi nous. J’ai travaillé sous leur direction au début de ma carrière au FMI. Ces deux hommes savent pas mal de choses sur le changement au FMI.
En dépit de leurs 75 années d’existence, les institutions de Bretton-Woods ont merveilleusement bien vieilli. Notre collaboration est aussi étroite que par le passé et je voudrais remercier David Malpass et Roberto Azevedo de continuer d’entretenir notre excellente relation.
À propos de partenariats célèbres, ceux d’entre vous qui ont vu le tout dernier numéro du magazine trimestriel du FMI Finances et développement auront peut-être remarqué que Madame Lagarde s’est récemment entretenue avec John Maynard Keynes.
Lors de cette réunion imaginaire, Lord Keynes et Madame Lagarde ont discuté du FMI.
Lord Keynes s’est félicité que le FMI ait su s’adapter aux nombreux défis au fil des ans et s’est dit surtout satisfait que nous n’ayons pas dévié de notre engagement en faveur de la stabilité économique et financière dans un cadre multilatéral fondé sur des règles.
Imaginons à présent que nous puissions monter à bord d’une machine à voyager dans le temps, que nous emprunterions par exemple à un ami de Keynes, H.G Wells, et que nous fassions un bond en avant de 25, 50 ou même 75 ans. À quoi ressembleraient le monde et le FMI ?
J’espère que Lord Keynes nous reconnaîtrait encore, en train de promouvoir la croissance et la stabilité, ainsi que de nous adapter aux besoins de nos pays membres. C’est de ce voyage dans le futur que je souhaiterais vous entretenir aujourd’hui.
Mais permettez-moi tout d’abord de jeter un bref regard en arrière.
Les 75 dernières années
Les architectes de Bretton Woods ont été fortement influencés par les événements qui se sont déroulés entre les deux guerres mondiales, lorsque le multilatéralisme et l’ordre international libéral se sont effondrés sur fond de protectionnisme, de mauvais fonctionnement de l’étalon or et de dévaluations compétitives.
L’implosion du commerce mondial a amplifié la Grande Dépression et, en fin de compte, a alimenté le fascisme, le communisme et la guerre.
Mais ensuite, des enseignements ont été tirés. On a vu dans quelle mesure les intérêts économiques nationaux et globaux étaient interconnectés.
Les fondateurs de nos institutions à Bretton Woods ont établi que le développement économique et la stabilité financière mondiale étaient nécessaires à la paix.
Pour reprendre les mots de la reine Elizabeth II, ils ont « construit un ensemble d’institutions internationales afin que les horreurs de la guerre ne se répètent jamais plus ».
C’est là qu’est né le multilatéralisme.
Nous connaissons les résultats. Des progrès formidables pour le bien-être de l’humanité : espérance de vie à la naissance, instruction, mortalité infantile et maternelle. Le PIB mondial est cinq fois plus élevé qu’en 1945. Plus d’un milliard de personnes se sont sorties de la pauvreté. Et plusieurs milliards bénéficient des avantages mutuels procurés par le commerce.
Je suis fier d’avoir passé une bonne partie de ma carrière au sein de l’institution qui a joué un rôle central dans cette histoire.
Il n’y a pas eu de deuxième Bretton Woods, mais nous sommes aujourd'hui une institution très différente de celle qui a été fondée. Comment en sommes-nous arrivés là ? Parce que nous nous adaptons continuellement à notre nouvel environnement.
Lord Keynes aurait été heureux de voir le FMI passer du système des taux de change fixes de Bretton Woods à l’ère des taux flexibles.
Ou de voir comment le FMI a fait face aux crises de la dette en Amérique latine, à commencer pendant le mandat de Jacques de Larosière.
Ou ensuite de voir comment nous avons favorisé la transition des pays sortant du communisme et comment nous avons rendu possible l’adhésion de bon nombre de ces pays au FMI ; ou encore comment nous avons fait face à ce que Michel Camdessus a surnommé les crises du XXIe siècle, celles qui sont nées de l’explosion des flux de capitaux internationaux.
Dans les 75 prochaines années, le FMI devra continuer de s’adapter. Ce travail est d’ailleurs déjà en bonne voie.
Voyons ce qui nous attend probablement au cours des prochaines décennies.
· Premièrement, les déplacements du pouvoir économique et financier auront un impact sur le rôle du FMI.
· Deuxièmement, le progrès technique transformera les économies, ouvrant de nouvelles perspectives et créant de nouveaux enjeux, notamment en ce qui concerne les services financiers.
· Troisièmement, les nouvelles menaces pesant sur le multilatéralisme mettront à l’épreuve la pertinence des institutions de Bretton Woods.
Mutations de l’activité économique
Permettez-moi tout d’abord d’évoquer les changements qui sont en train de s’opérer dans le paysage économique mondial.
Depuis que ces 44 délégations nationales se sont réunies à Bretton Woods, le FMI a grandi et compte aujourd’hui 189 membres, soit la quasi-totalité de l’économie mondiale.
Cela signifie que si nous pouvons nous attaquer à certaines questions à l’échelle mondiale, les rôles et les intérêts de nos pays membres varient aussi.
L’ascension de la Chine et d’autres pays modifie radicalement le paysage mondial. Tandis que les pays émergents et les pays en développement se développent et que les revenus convergent, la part des pays avancés dans la production mondiale devrait chuter, passant de plus de la moitié à environ un tiers dans les 25 prochaines années.
Le vieillissement des populations dans les pays avancés épuisera progressivement l’épargne, alors même que d’autres pays doivent financer leurs investissements. Et, dans un avenir relativement proche, du fait de l’augmentation de l’espérance de vie et de la baisse des taux de fécondité, cette question du vieillissement de la population concernera probablement le monde entier.
Cela aura de profondes répercussions sur le commerce mondial et les flux de capitaux.
Les centres de l’activité économique se déplaceront au cours des prochaines décennies. De nouvelles places financières prendront de l’importance. De nouvelles monnaies de réserve pourraient voir le jour.
Tout au long de ce processus, il est de notre devoir de maintenir un système monétaire international suffisamment stable et solide pour faciliter les ajustements économiques qui accompagnent ces transitions.
Libre-échange, taux de change flexible et mouvements de capitaux non perturbateurs constituent des ingrédients essentiels d’une économie mondiale florissante. C’est pourquoi le rôle des institutions multilatérales, et en particulier du FMI, sera plus important que jamais. Si nous continuons de nous adapter.
Heureusement, nos fondateurs ont eu la sagesse d’intégrer dans notre gouvernance un système fondé sur les quotes-parts. Ils ont reconnu la logique illusoire d’un régime « un pays, un vote » pour une organisation comme la nôtre. Hier, aujourd’hui et demain, cette approche permet à la gouvernance de s’ajuster à l’importance, aux intérêts et aux responsabilités croissants de nos pays membres qui se développent rapidement. De nombreuses organisations internationales n’ont pas cette flexibilité intégrée et certains de leurs pays membres pensent ne pas avoir l’influence qu’ils méritent.
Pourtant, la gouvernance du FMI doit continuer d’évoluer. À cet effet, nous devons rester une institution qui repose sur un système de quotes-parts. Nous devons admettre que nos formules de calcul des quotes-parts n’ont pas suffisamment évolué. Le FMI ne peut pas prétendre à conserver l’influence et les ressources dont il a besoin à moins de donner davantage voix au chapitre aux pays dont l’importance économique s’accroît et qui sont prêts à prendre des responsabilités en conséquence.
De la même manière, nous devons constamment aligner les outils et les politiques du FMI sur ces nouvelles réalités économiques. L’inclusion du renminbi dans le panier du DTS il y a quelques années a témoigné de notre capacité à évoluer avec notre époque.
Ce qu’il faut retenir, c’est que le pouvoir économique devient plus divers et plus diffus et il sera donc de plus en plus difficile de se concentrer sur des défis communs. Par conséquent, le rôle fondamental de rassembleur, de conseiller fiable et de pompier financier que joue le FMI à l’échelle mondiale deviendra encore plus important à l’avenir.
Adaptation aux nouvelles technologies
Mais qu’en est-il des autres changements qui s’opèrent dans l’économie mondiale ?
Le progrès technique offre des possibilités inouïes d’accélérer la productivité et de relever les revenus. Mais il entraîne aussi des changements structurels, créant des emplois et en supprimant d’autres.
Déjà dans les années 30, Lord Keynes lui-même avait évoqué la possibilité d’un « chômage technologique ». Mais il pensait qu’il conduirait à un monde où le revenu serait élevé et où l’on choisirait d’avoir plus de loisirs plutôt que de travailler.
Mais cela ne s’est pas passé comme ça. Les gens craignent que les progrès technologiques constants, par exemple l’intelligence artificielle, menacent l’emploi et le revenu. Je parlerai de l’avenir du travail dans un moment, mais permettez-moi tout d’abord d’évoquer une autre dimension de la technologie, à savoir l’innovation dans les services financiers.
Les technologies financières, les « fintech » comme nous les appelons, permettent d’entrevoir des gains d’efficience et de transparence considérables dans le secteur financier. Elles représentent un défi pour les acteurs en place et les autorités de réglementation qui s’efforcent de faire face à de nouvelles sources de risque.
Ces développements constituent des risques très réels, notamment avec les cyberattaques et la cybercriminalité. Je crois pourtant que nous sommes à la veille d’une transformation qui pourrait être très bénéfique.
En favorisant la concurrence, nous pouvons contribuer à recentrer le secteur des services financiers sur sa mission : être au service de l’économie réelle et favoriser la création d’emplois.
Pensons à la capacité des fintech à mettre fin à l’exclusion financière pour les 1,7 milliard de personnes qui n’ont pas accès à des services bancaires.
On a beaucoup parlé de l’impact de la banque mobile en Afrique, un continent qui, simplement pour suivre le rythme d’accroissement de sa population, devra créer 20 millions d’emplois par an dans les décennies à venir.
C’est pourquoi nous avons élaboré avec la Banque mondiale le Programme fintech de Bali, qui aide nos pays membres à tirer parti de l’innovation, mais aussi à mieux faire face aux nouveaux risques.
Un aspect particulièrement important est le développement embryonnaire de monnaies numériques de banque centrale et l’émergence possible de monnaies privées appelées « stablecoins » pour les paiements numériques, comme en témoigne l’attention portée récemment à la monnaie Libra de Facebook. Ces nouveaux instruments visent à faire pour les paiements ce qu’Internet a fait pour l’information : rendre les transactions sûres, instantanées et pratiquement gratuites.
Hier, nous avons publié un nouveau document qui présente les bienfaits et les risques des monnaies numériques, ainsi que les questions de réglementation qu’elles susciteront probablement dans les années à venir.
Les bienfaits sont clairs : usage facile, coût plus faible et portée mondiale. Mais qu’en est-il des risques ?
Nous en avons recensé plusieurs : l’émergence éventuelle de nouveaux monopoles, avec des implications pour la monétisation des données personnelles ; l’impact sur les monnaies plus faibles et l’expansion de la dollarisation ; les possibilités d’activités illicites ; les menaces pour la stabilité financière et les problèmes liés à l’émission de monnaie par des entreprises, qui en tirerait un revenu, un domaine autrefois réservé aux banques centrales.
Les autorités de réglementation, et le FMI, devront donc intervenir. Nous devons mettre en place un environnement où les bienfaits de ces technologies peuvent être retirés tandis que les risques sont réduits au minimum.
Voilà ce que je veux dire quand je parle d’un FMI qui s’adapte constamment. Quand le bien-être économique de nos pays membres est remis en question, nous devons être prêts à les aider.
Menaces pour la prospérité mondiale
Si nous nous adaptons aux transformations technologiques, nous ne pouvons pas perdre de vue les autres problèmes urgents.
Notre monde est confronté à un ensemble plus large de changements qui contribuent à un effondrement de la confiance et de la cohésion sociale, surtout dans les pays avancés. Le commerce et la mondialisation, de même que la technologie, ont remodelé la carte économique, et les répercussions sont évidentes ici en Europe, ainsi qu’aux États-Unis : montée de la colère, polarisation politique et populisme. Nous risquons de vivre ce que l’on pourrait appeler un anti-Bretton Woods.
La montée d’inégalités excessives, tant au niveau national qu’au niveau mondial, constitue une partie du problème. Bien que les taux de pauvreté aient baissé partout dans le monde depuis 1980 les 0,1 % les plus riches à l’échelle mondiale ont engrangé plus ou moins les mêmes bienfaits économiques que les 50 % les plus pauvres.
De surcroît, pour de nombreux pays en développement, la convergence avec les pays à revenu élevé marque le pas. Il y a quatre ans, nous estimions qu’il faudrait environ un demi-siècle pour que les pays à faible revenu atteignent les niveaux de vie des pays avancés. Si l’intégration mondiale échoue, cela pourrait prendre bien plus de temps.
D’aucuns voient un défaut inhérent au capitalisme. Je ne suis pas d’accord. Le capitalisme récompense la prise de risque. Il est le moteur d’un si grand nombre de succès. Mais c’est un système imparfait dont le cap doit être corrigé.
Nous devons prouver que les bienfaits de la mondialisation en dépassent les coûts et que l’intégration peut résoudre les problèmes que nous partageons. Mais aujourd’hui, dans beaucoup de domaines, nous perdons cette bataille. Nous avons donc besoin d’une feuille de route. Par où commencer ?
· Tout d’abord, nous pouvons utiliser la politique budgétaire pour nous attaquer aux inégalités. C’est l’un des instruments de la politique économique depuis des années, mais le FMI a élaboré dernièrement une stratégie pour les dépenses sociales afin d’aider nos pays membres dans les années à venir.
· Tandis que nous aidons les pays à se procurer les recettes nécessaires pour financer leurs dépenses futures, il est essentiel d’assurer l’équité et l’uniformité des règles du jeu. Cela signifie que, dans le domaine de la fiscalité internationale des entreprises, nous devons supprimer les failles de la législation, prévenir le transfert des bénéfices et éviter une course au nivellement vers le bas.
· À cet égard, nous devons lutter contre les flux financiers illicites et le blanchiment des capitaux parce que la corruption mine la confiance dans toutes les composantes de la société.
· Il est prioritaire aussi de moderniser le système commercial international, notamment en ce qui concerne les services et le commerce électronique. Cela contribuera à réduire les tensions commerciales qui menacent d’affaiblir la croissance mondiale
· Pour ce qui est de la croissance mondiale, chaque pays doit autonomiser les femmes. À Bretton Woods à l’époque, les femmes étaient limitées à un rôle de secrétaire. Bien des choses ont changé depuis, Dieu merci. Mais environ 90 % des pays érigent encore des obstacles juridiques à la participation des femmes à la vie économique. Réaliser l’énorme potentiel des femmes est un choix facile sur le plan économique et doit être une priorité.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, nous devons agir plus vite pour contrer le changement climatique. Le changement climatique représente l’un des plus grands défis du siècle, comme on l’a reconnu dans cette ville en 2015.
Si nous n’agissons pas, les conséquences économiques seront catastrophiques.
C’est pourquoi nous incitons donc de plus en plus nos pays membres à s’adapter au changement climatique et à en atténuer les effets, et nous les conseillons sur les subventions à l’énergie et la tarification du carbone. Nous les aidons également à être plus résilients face aux catastrophes naturelles.
Lord Keynes pourrait être surpris par certaines de ces choses, mais je pense qu’il serait heureux de constater que le FMI cherche à résoudre les problèmes en les prévoyant.
Conclusion
Je vous avais promis de chercher à suivre l’exemple de Madame Lagarde. En l’honneur de nos hôtes, permettez-moi donc de citer Alexandre Dumas :
« L’humaine sagesse était tout entière dans ces deux mots : attendre et espérer. »
Si vous me le permettez, à l’occasion de l’anniversaire des institutions de Bretton Woods, je dirais ceci :
« Espérer, oui. Mais ce n’est pas le moment d’attendre. »
Dans les prochaines années, nous devons tous agir, et agir ensemble, en restant fidèles aux valeurs de nos fondateurs tout en poursuivant les objectifs de stabilité, de prospérité et de paix.
Je vous remercie.
David Lipton, directeur général par intérim, Fonds monétaire international
Conférence à l’occasion du 75e anniversaire de Bretton Woods
Banque de France
Paris
En dépit de leurs 75 années d’existence, les institutions de Bretton-Woods ont merveilleusement bien vieilli. Notre collaboration est aussi étroite que par le passé et je voudrais remercier David Malpass et Roberto Azevedo de continuer d’entretenir notre excellente relation.
À propos de partenariats célèbres, ceux d’entre vous qui ont vu le tout dernier numéro du magazine trimestriel du FMI Finances et développement auront peut-être remarqué que Madame Lagarde s’est récemment entretenue avec John Maynard Keynes.
Lors de cette réunion imaginaire, Lord Keynes et Madame Lagarde ont discuté du FMI.
Lord Keynes s’est félicité que le FMI ait su s’adapter aux nombreux défis au fil des ans et s’est dit surtout satisfait que nous n’ayons pas dévié de notre engagement en faveur de la stabilité économique et financière dans un cadre multilatéral fondé sur des règles.
Imaginons à présent que nous puissions monter à bord d’une machine à voyager dans le temps, que nous emprunterions par exemple à un ami de Keynes, H.G Wells, et que nous fassions un bond en avant de 25, 50 ou même 75 ans. À quoi ressembleraient le monde et le FMI ?
J’espère que Lord Keynes nous reconnaîtrait encore, en train de promouvoir la croissance et la stabilité, ainsi que de nous adapter aux besoins de nos pays membres. C’est de ce voyage dans le futur que je souhaiterais vous entretenir aujourd’hui.
Mais permettez-moi tout d’abord de jeter un bref regard en arrière.
Les 75 dernières années
Les architectes de Bretton Woods ont été fortement influencés par les événements qui se sont déroulés entre les deux guerres mondiales, lorsque le multilatéralisme et l’ordre international libéral se sont effondrés sur fond de protectionnisme, de mauvais fonctionnement de l’étalon or et de dévaluations compétitives.
L’implosion du commerce mondial a amplifié la Grande Dépression et, en fin de compte, a alimenté le fascisme, le communisme et la guerre.
Mais ensuite, des enseignements ont été tirés. On a vu dans quelle mesure les intérêts économiques nationaux et globaux étaient interconnectés.
Les fondateurs de nos institutions à Bretton Woods ont établi que le développement économique et la stabilité financière mondiale étaient nécessaires à la paix.
Pour reprendre les mots de la reine Elizabeth II, ils ont « construit un ensemble d’institutions internationales afin que les horreurs de la guerre ne se répètent jamais plus ».
C’est là qu’est né le multilatéralisme.
Nous connaissons les résultats. Des progrès formidables pour le bien-être de l’humanité : espérance de vie à la naissance, instruction, mortalité infantile et maternelle. Le PIB mondial est cinq fois plus élevé qu’en 1945. Plus d’un milliard de personnes se sont sorties de la pauvreté. Et plusieurs milliards bénéficient des avantages mutuels procurés par le commerce.
Je suis fier d’avoir passé une bonne partie de ma carrière au sein de l’institution qui a joué un rôle central dans cette histoire.
Il n’y a pas eu de deuxième Bretton Woods, mais nous sommes aujourd'hui une institution très différente de celle qui a été fondée. Comment en sommes-nous arrivés là ? Parce que nous nous adaptons continuellement à notre nouvel environnement.
Lord Keynes aurait été heureux de voir le FMI passer du système des taux de change fixes de Bretton Woods à l’ère des taux flexibles.
Ou de voir comment le FMI a fait face aux crises de la dette en Amérique latine, à commencer pendant le mandat de Jacques de Larosière.
Ou ensuite de voir comment nous avons favorisé la transition des pays sortant du communisme et comment nous avons rendu possible l’adhésion de bon nombre de ces pays au FMI ; ou encore comment nous avons fait face à ce que Michel Camdessus a surnommé les crises du XXIe siècle, celles qui sont nées de l’explosion des flux de capitaux internationaux.
Dans les 75 prochaines années, le FMI devra continuer de s’adapter. Ce travail est d’ailleurs déjà en bonne voie.
Voyons ce qui nous attend probablement au cours des prochaines décennies.
· Premièrement, les déplacements du pouvoir économique et financier auront un impact sur le rôle du FMI.
· Deuxièmement, le progrès technique transformera les économies, ouvrant de nouvelles perspectives et créant de nouveaux enjeux, notamment en ce qui concerne les services financiers.
· Troisièmement, les nouvelles menaces pesant sur le multilatéralisme mettront à l’épreuve la pertinence des institutions de Bretton Woods.
Mutations de l’activité économique
Permettez-moi tout d’abord d’évoquer les changements qui sont en train de s’opérer dans le paysage économique mondial.
Depuis que ces 44 délégations nationales se sont réunies à Bretton Woods, le FMI a grandi et compte aujourd’hui 189 membres, soit la quasi-totalité de l’économie mondiale.
Cela signifie que si nous pouvons nous attaquer à certaines questions à l’échelle mondiale, les rôles et les intérêts de nos pays membres varient aussi.
L’ascension de la Chine et d’autres pays modifie radicalement le paysage mondial. Tandis que les pays émergents et les pays en développement se développent et que les revenus convergent, la part des pays avancés dans la production mondiale devrait chuter, passant de plus de la moitié à environ un tiers dans les 25 prochaines années.
Le vieillissement des populations dans les pays avancés épuisera progressivement l’épargne, alors même que d’autres pays doivent financer leurs investissements. Et, dans un avenir relativement proche, du fait de l’augmentation de l’espérance de vie et de la baisse des taux de fécondité, cette question du vieillissement de la population concernera probablement le monde entier.
Cela aura de profondes répercussions sur le commerce mondial et les flux de capitaux.
Les centres de l’activité économique se déplaceront au cours des prochaines décennies. De nouvelles places financières prendront de l’importance. De nouvelles monnaies de réserve pourraient voir le jour.
Tout au long de ce processus, il est de notre devoir de maintenir un système monétaire international suffisamment stable et solide pour faciliter les ajustements économiques qui accompagnent ces transitions.
Libre-échange, taux de change flexible et mouvements de capitaux non perturbateurs constituent des ingrédients essentiels d’une économie mondiale florissante. C’est pourquoi le rôle des institutions multilatérales, et en particulier du FMI, sera plus important que jamais. Si nous continuons de nous adapter.
Heureusement, nos fondateurs ont eu la sagesse d’intégrer dans notre gouvernance un système fondé sur les quotes-parts. Ils ont reconnu la logique illusoire d’un régime « un pays, un vote » pour une organisation comme la nôtre. Hier, aujourd’hui et demain, cette approche permet à la gouvernance de s’ajuster à l’importance, aux intérêts et aux responsabilités croissants de nos pays membres qui se développent rapidement. De nombreuses organisations internationales n’ont pas cette flexibilité intégrée et certains de leurs pays membres pensent ne pas avoir l’influence qu’ils méritent.
Pourtant, la gouvernance du FMI doit continuer d’évoluer. À cet effet, nous devons rester une institution qui repose sur un système de quotes-parts. Nous devons admettre que nos formules de calcul des quotes-parts n’ont pas suffisamment évolué. Le FMI ne peut pas prétendre à conserver l’influence et les ressources dont il a besoin à moins de donner davantage voix au chapitre aux pays dont l’importance économique s’accroît et qui sont prêts à prendre des responsabilités en conséquence.
De la même manière, nous devons constamment aligner les outils et les politiques du FMI sur ces nouvelles réalités économiques. L’inclusion du renminbi dans le panier du DTS il y a quelques années a témoigné de notre capacité à évoluer avec notre époque.
Ce qu’il faut retenir, c’est que le pouvoir économique devient plus divers et plus diffus et il sera donc de plus en plus difficile de se concentrer sur des défis communs. Par conséquent, le rôle fondamental de rassembleur, de conseiller fiable et de pompier financier que joue le FMI à l’échelle mondiale deviendra encore plus important à l’avenir.
Adaptation aux nouvelles technologies
Mais qu’en est-il des autres changements qui s’opèrent dans l’économie mondiale ?
Le progrès technique offre des possibilités inouïes d’accélérer la productivité et de relever les revenus. Mais il entraîne aussi des changements structurels, créant des emplois et en supprimant d’autres.
Déjà dans les années 30, Lord Keynes lui-même avait évoqué la possibilité d’un « chômage technologique ». Mais il pensait qu’il conduirait à un monde où le revenu serait élevé et où l’on choisirait d’avoir plus de loisirs plutôt que de travailler.
Mais cela ne s’est pas passé comme ça. Les gens craignent que les progrès technologiques constants, par exemple l’intelligence artificielle, menacent l’emploi et le revenu. Je parlerai de l’avenir du travail dans un moment, mais permettez-moi tout d’abord d’évoquer une autre dimension de la technologie, à savoir l’innovation dans les services financiers.
Les technologies financières, les « fintech » comme nous les appelons, permettent d’entrevoir des gains d’efficience et de transparence considérables dans le secteur financier. Elles représentent un défi pour les acteurs en place et les autorités de réglementation qui s’efforcent de faire face à de nouvelles sources de risque.
Ces développements constituent des risques très réels, notamment avec les cyberattaques et la cybercriminalité. Je crois pourtant que nous sommes à la veille d’une transformation qui pourrait être très bénéfique.
En favorisant la concurrence, nous pouvons contribuer à recentrer le secteur des services financiers sur sa mission : être au service de l’économie réelle et favoriser la création d’emplois.
Pensons à la capacité des fintech à mettre fin à l’exclusion financière pour les 1,7 milliard de personnes qui n’ont pas accès à des services bancaires.
On a beaucoup parlé de l’impact de la banque mobile en Afrique, un continent qui, simplement pour suivre le rythme d’accroissement de sa population, devra créer 20 millions d’emplois par an dans les décennies à venir.
C’est pourquoi nous avons élaboré avec la Banque mondiale le Programme fintech de Bali, qui aide nos pays membres à tirer parti de l’innovation, mais aussi à mieux faire face aux nouveaux risques.
Un aspect particulièrement important est le développement embryonnaire de monnaies numériques de banque centrale et l’émergence possible de monnaies privées appelées « stablecoins » pour les paiements numériques, comme en témoigne l’attention portée récemment à la monnaie Libra de Facebook. Ces nouveaux instruments visent à faire pour les paiements ce qu’Internet a fait pour l’information : rendre les transactions sûres, instantanées et pratiquement gratuites.
Hier, nous avons publié un nouveau document qui présente les bienfaits et les risques des monnaies numériques, ainsi que les questions de réglementation qu’elles susciteront probablement dans les années à venir.
Les bienfaits sont clairs : usage facile, coût plus faible et portée mondiale. Mais qu’en est-il des risques ?
Nous en avons recensé plusieurs : l’émergence éventuelle de nouveaux monopoles, avec des implications pour la monétisation des données personnelles ; l’impact sur les monnaies plus faibles et l’expansion de la dollarisation ; les possibilités d’activités illicites ; les menaces pour la stabilité financière et les problèmes liés à l’émission de monnaie par des entreprises, qui en tirerait un revenu, un domaine autrefois réservé aux banques centrales.
Les autorités de réglementation, et le FMI, devront donc intervenir. Nous devons mettre en place un environnement où les bienfaits de ces technologies peuvent être retirés tandis que les risques sont réduits au minimum.
Voilà ce que je veux dire quand je parle d’un FMI qui s’adapte constamment. Quand le bien-être économique de nos pays membres est remis en question, nous devons être prêts à les aider.
Menaces pour la prospérité mondiale
Si nous nous adaptons aux transformations technologiques, nous ne pouvons pas perdre de vue les autres problèmes urgents.
Notre monde est confronté à un ensemble plus large de changements qui contribuent à un effondrement de la confiance et de la cohésion sociale, surtout dans les pays avancés. Le commerce et la mondialisation, de même que la technologie, ont remodelé la carte économique, et les répercussions sont évidentes ici en Europe, ainsi qu’aux États-Unis : montée de la colère, polarisation politique et populisme. Nous risquons de vivre ce que l’on pourrait appeler un anti-Bretton Woods.
La montée d’inégalités excessives, tant au niveau national qu’au niveau mondial, constitue une partie du problème. Bien que les taux de pauvreté aient baissé partout dans le monde depuis 1980 les 0,1 % les plus riches à l’échelle mondiale ont engrangé plus ou moins les mêmes bienfaits économiques que les 50 % les plus pauvres.
De surcroît, pour de nombreux pays en développement, la convergence avec les pays à revenu élevé marque le pas. Il y a quatre ans, nous estimions qu’il faudrait environ un demi-siècle pour que les pays à faible revenu atteignent les niveaux de vie des pays avancés. Si l’intégration mondiale échoue, cela pourrait prendre bien plus de temps.
D’aucuns voient un défaut inhérent au capitalisme. Je ne suis pas d’accord. Le capitalisme récompense la prise de risque. Il est le moteur d’un si grand nombre de succès. Mais c’est un système imparfait dont le cap doit être corrigé.
Nous devons prouver que les bienfaits de la mondialisation en dépassent les coûts et que l’intégration peut résoudre les problèmes que nous partageons. Mais aujourd’hui, dans beaucoup de domaines, nous perdons cette bataille. Nous avons donc besoin d’une feuille de route. Par où commencer ?
· Tout d’abord, nous pouvons utiliser la politique budgétaire pour nous attaquer aux inégalités. C’est l’un des instruments de la politique économique depuis des années, mais le FMI a élaboré dernièrement une stratégie pour les dépenses sociales afin d’aider nos pays membres dans les années à venir.
· Tandis que nous aidons les pays à se procurer les recettes nécessaires pour financer leurs dépenses futures, il est essentiel d’assurer l’équité et l’uniformité des règles du jeu. Cela signifie que, dans le domaine de la fiscalité internationale des entreprises, nous devons supprimer les failles de la législation, prévenir le transfert des bénéfices et éviter une course au nivellement vers le bas.
· À cet égard, nous devons lutter contre les flux financiers illicites et le blanchiment des capitaux parce que la corruption mine la confiance dans toutes les composantes de la société.
· Il est prioritaire aussi de moderniser le système commercial international, notamment en ce qui concerne les services et le commerce électronique. Cela contribuera à réduire les tensions commerciales qui menacent d’affaiblir la croissance mondiale
· Pour ce qui est de la croissance mondiale, chaque pays doit autonomiser les femmes. À Bretton Woods à l’époque, les femmes étaient limitées à un rôle de secrétaire. Bien des choses ont changé depuis, Dieu merci. Mais environ 90 % des pays érigent encore des obstacles juridiques à la participation des femmes à la vie économique. Réaliser l’énorme potentiel des femmes est un choix facile sur le plan économique et doit être une priorité.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, nous devons agir plus vite pour contrer le changement climatique. Le changement climatique représente l’un des plus grands défis du siècle, comme on l’a reconnu dans cette ville en 2015.
Si nous n’agissons pas, les conséquences économiques seront catastrophiques.
C’est pourquoi nous incitons donc de plus en plus nos pays membres à s’adapter au changement climatique et à en atténuer les effets, et nous les conseillons sur les subventions à l’énergie et la tarification du carbone. Nous les aidons également à être plus résilients face aux catastrophes naturelles.
Lord Keynes pourrait être surpris par certaines de ces choses, mais je pense qu’il serait heureux de constater que le FMI cherche à résoudre les problèmes en les prévoyant.
Conclusion
Je vous avais promis de chercher à suivre l’exemple de Madame Lagarde. En l’honneur de nos hôtes, permettez-moi donc de citer Alexandre Dumas :
« L’humaine sagesse était tout entière dans ces deux mots : attendre et espérer. »
Si vous me le permettez, à l’occasion de l’anniversaire des institutions de Bretton Woods, je dirais ceci :
« Espérer, oui. Mais ce n’est pas le moment d’attendre. »
Dans les prochaines années, nous devons tous agir, et agir ensemble, en restant fidèles aux valeurs de nos fondateurs tout en poursuivant les objectifs de stabilité, de prospérité et de paix.
Je vous remercie.
David Lipton, directeur général par intérim, Fonds monétaire international
Conférence à l’occasion du 75e anniversaire de Bretton Woods
Banque de France
Paris